Accompagner l'autre dans son monde
par Ghislaine Bourque
J’arrive d’une visite chez le frère cadet de ma mère. Il demeure dans un CHSLD en Beauce. Il est atteint d’une maladie apparentée à l’Alzheimer, soit un trouble neurocognitif fronto-temporal et sa vie se passe actuellement dans un fauteuil gériatrique. Il aura 85 ans dans deux jours.
À mon arrivée, il m’a reçu avec un beau grand sourire. Il était visiblement heureux d’avoir de la visite. Déjà, j’étais bien à ses côtés. Très poliment et avec intérêt, il m’a demandé mon nom. Je lui ai dit que je m’appelais Ghislaine et que j’étais la fille de Titite (cet oncle a connu ma mère avec ce surnom qu’elle a conservé jusqu’à ses 82 ans où elle a décidé qu’elle se ferait désormais nommer par son vrai prénom, soit Rosée). Il ne m’a visiblement pas reconnue, mais il était très heureux de ma présence et il m’a vouvoyé avec grand respect! Il m’a dit qu’il parlerait de ma visite avec Titite (ma mère est décédée il y a deux ans).
La lumière est encore dans son regard. La maladie ne l’a pas assombri… encore. Ses yeux m’ont rappelé ceux de ma mère: brun foncé, brillants et pleins de joie éprouvée parce que quelqu’un s’arrête à lui. Son attitude est la même que celle de ma chère maman avant que la démence lui vole tout son côté accueillant et chaleureux. Mon oncle l’a conservé pour le moment…
Il m’a parlé de son père qui est à la guerre en Allemagne (son père, décédé depuis fort longtemps, n'a jamais été à la guerre). Il est bien fier de son paternel. J’en ai manqué des bouts, car il avait de la difficulté à trouver des mots, mais je me suis bien abstenue de lui poser des questions, de le confronter ou de lui dire que tout ce beau monde était décédé. Pour lui, ils sont vivants, et je l’ai suivi attentivement dans SA réalité. Il était en lien avec moi, je l’étais avec lui et c’est ce qui compte! Il m’a aussi raconté que lui aussi est soldat pour défendre son pays, le Canada, et que toutes les fois qu’il tire un coup, il vise juste. Il est content de donner de son temps pour sauver son pays et il se considère comme un bon soldat. Je l’ai félicité; il était heureux.
Au cours de l’heure passée à ses côtés, il m’a souvent dit comment il était content de ma visite, comment je lui faisais plaisir, comment j’étais gentille d’être là. Je lui caressais le visage et ses yeux devenaient encore plus lumineux.
Et… il m’a parlé de Titite. Il m’a dit que c’était sa deuxième maman (ce que tous les frères et sœurs de maman ont affirmé durant toute leur vie) et qu’il l’aimait beaucoup. C’est la sœur qu’il aime le plus et elle demeure pas loin de chez lui. Il m’a demandé si je la connaissais. Je lui ai pris la main entre les deux miennes et en le regardant intensément dans les yeux, je lui ai dit : «Oh oui, c’est certain que je la connais, et très bien à part ça!» avec le trémolo dans la voix. Il m’a dit que j’étais très chanceuse de la connaitre parce que «c’est toute une femme ma Titite». Je n’ai pu retenir mes larmes… Et je lui ai dit que j’étais tout à fait d’accord avec lui, que sa sœur Titite était vraiment une très bonne personne et que je l'aimais beaucoup moi aussi!
Lorsque cet oncle m’a parlé de ma mère, nos deux cœurs sont devenus bien connectés. C’était bon à ressentir. J’étais dans l’essentiel de la Vie. Il avait les yeux très brillants et les miens devaient l’être aussi! Une préposée est passée en face de sa porte de chambre, elle s’est arrêtée un instant et je suis certaine qu’elle a ressenti notre connexion. Elle m’a souri tendrement, comme pour me dire : «Comme c’est beau de vous voir ensemble!».
Je suis ressortie du CHSLD avec le cœur chamboulé. Je me suis remémoré ma chère maman avant et durant sa démence. Cet oncle m’a rappelé le regard de ma mère et son accueil chaleureux. Ma chère maman me manque… Quelle maladie maudite! Elle nous enlève nos êtres chers et nous oblige à défricher une autre route, pas du tout évidente, pour rester en contact émotif avec l’être aimé. En allant dans le monde de cet oncle plutôt que d’essayer de le ramener dans le mien, il s’est certainement senti considéré dans ce qu'il vit (c'est sa réalité à lui, même si ce n'est pas LA réalité). Si je lui avais parlé de la mort de ma mère, il aurait été bien triste, car il l’aime beaucoup sa Titite. Alors pourquoi donc provoquer une telle tristesse? Je l’ai laissé dans la joie qu’il éprouve en pensant à sa sœur.
Je l’ai embrassé tendrement sur le front et en lui prenant le visage entre mes mains, je lui ai dit que je reviendrais le voir. Il m’a dit : «Ah bien là, vous me faites très plaisir!» avec son plus beau sourire. Et je suis partie avec la gorge nouée. Dans la salle commune, des résidents m’ont dit «Bonjour», je me suis arrêtée à eux, ils m’ont souri; d’autres étaient complètement ailleurs et deux voulaient prendre l’ascenseur en même temps que moi. J’ai demandé l’aide d’une préposée pour qu’elle fasse diversion, le temps que je parte.
Si je ne m’étais pas retenue, j’aurais pleuré comme une enfant… Démence maudite… Voleuse de neurones… Au moins, elle ne réussira jamais à voler l’âme de ces personnes malades, car… le cœur ne fait pas d’Alzheimer...
Ce sentier a été défriché et entretenu par cet oncle durant plusieurs années.
Il était bien fier de nous faire visiter son domaine.
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