Alzheimer et la valse des sentiments
par Stéphanie Petit
MISE EN CONTEXTE
Il y a la personne malade, les symptômes de la maladie, la complexité de la prise en soins pour les familles, les aidants, les soignants... ce sont des thèmes hautement d’actualité. Et puis il y a ces sentiments à géométrie variable que nous ressentons au creux du ventre, difficiles à exprimer, difficiles à comprendre pour celles et ceux qui ne sont pas en situation, malgré toute la bienveillance (ou pas parfois) qu’elles et ils déploient. Les jours d’été avaient été propices à essayer d’en décrire certains. Un sentiment par jour pendant 10 jours. Ils sont réunis à présent en un tout, un peu plus long forcément, mais peut-être plus représentatif de cette valse des sentiments à mille temps... Stéphanie Petit
* * *
1. L’inquiétude
Un truc cloche, indéfinissable et insaisissable. De toutes les situations saugrenues déjà rencontrées, ce n’est pas la pire, pourtant celle-ci interpelle plus que les autres.
Pourquoi au fond ?
On ne saurait le dire.
La répétition peut-être.
Ou une sorte de tout, comme plus décalé.
Pourtant tout est rentré dans l’ordre, et les autres ont sans doute raison. Pourquoi cette inquiétude qui ne mène à rien ? Des oublis, et des actions farfelues, on en commet toutes et tous, à bien y réfléchir.
Il faudra juste penser à se reposer...
2. L’incrédulité
Parce qu’il y a 1000 et une bonnes et mauvaises raisons de ne pas y croire.
Celles qui ne s’expliquent pas. Pas elle, pas lui, pas maintenant.
Et celles qui s’expliquent, preuve à l’appui. On a entendu que, trop jeune, trop âgé(e)...
Et si c’était du déni ? Il nous guette peut-être, mais non, bien sûr que non. Avec le délais des rendez vous de consultations, on ne perdrait pas de temps... ce serait d’ailleurs bien compliqué, s’il fallait en arriver là.
Ce sentiment d’incrédulité, qui nous loge tous à la même enseigne, proches, malades, et même parfois, médecins de famille, nous poursuit finalement bien longtemps.
Il peut même resurgir 10 ou 13 ans après, parce qu’on a été appelé par son prénom, ou parce qu’un enfant tente avec succès un jeu fou et inadapté 2x2 ? 4, 4x2 ? 8, 8x2 ? 16, 16x2 ? 32, 32x2 ? ...64, 64x2 ?...
On n’aurait jamais cru cela possible.
3. La fragilité
Cette fragilité nous touche et nous dérange. L’adulte que nous aimons reste un adulte et pourtant, sa reconnaissance des besoins élémentaires et de la protection des dangers est mise à mal.
Nous nous sentons responsables.
Alors nous jonglons avec la volonté de préserver son autonomie, sa dignité, de respecter ses idées et la crainte d’une non assistance, pour permettre à celle, celui, qui nous est chèr(e) de poursuivre sa route, le plus longtemps possible chez elle, chez lui.
Elle rend le relais institutionnel nécessaire parfois.
Cette fragilité est latente et pesante.
Elle trotte dans un coin de notre esprit alors qu’on est au travail ou en repos. Elle peut obliger à devenir disponible 24 h sur 24 h et ébranler toute une famille.
Elle amène tôt ou tard à se remettre en question et justifie d’accepter sans plus tarder de ne pouvoir tout gérer seul(e) et d’être aidé(e).
Ironie du sort, cette fragilité est bien plus puissante qu’il n’y paraît finalement...
4. La joie et la tristesse
Nous y voilà.
Comment les dissocier ?
Comment parler de joie en la matière, et pourtant.
Elles viennent ainsi, alternativement ou simultanément.
Au moment du diagnostic, qui tombe comme un couperet, l’idée même de joie est indécente, tout autant que l’idée que le mot «joie» puisse encore faire partie du vocabulaire. Abattement et tristesse prennent le dessus. La joie revient doucement au décours des petites victoires. Elle revient parce la vie s’organise et continue, que le moment présent s’y prête, inattendu, plaisant ou dérisoire, comme une libération et un soulagement. Elle se nourrit des possibles et des plaisirs simples, se cultive, se cherche, se guette et se trouve encore dans l’éclat d’un regard.
La tristesse revient bien assez tôt, abat et se combat, obligeant à fuir sa solitude et à trouver les réconforts et les remèdes dont l’amour, l’amitié, et le grand air ont le secret, mais aussi toutes les formes d’aide professionnelles et associatives, à présent proposées et bien souvent salutaires.
Longtemps après, une certaine tristesse reste en toile de fond, une tristesse spéciale, parsemée de fous-rires et de gestes tendres.
5. L’admiration
Bien sûr, dans une cette valse étonnante, l’admiration n’est pas le premier des sentiments qui vient à l’esprit.
Que peut-il bien y avoir d’admirable quand celle ou celui qu’on aime, perd la boule, que son caractère en prend un coup et qu’il faut encaisser l’impensable et l’inacceptable.
Cette plongée en apnée dans un nouvel univers, avec ses nouvelles habitudes, puis d’autres et d’autres encore, s’accompagne de sentiments forts d’injustice, d’incompréhension et de révolte.
Le sentiment d’admiration vient plus tard, conjointement aux autres ou par au dessus. Il vient insidieusement quand tout étant acté, le verre à moitié vide se retrouve aussi à moitié plein. Quand on se projette enfin et qu’on n’imaginerait pas survivre au quart de tout cela. Quand celle ou celui à qui l’on rendait visite en «sauveur», parvient, parce que c’est un bon jour, à nous faire rire, à nous rassurer, et qu’elle ou il permet de repartir le cœur étrangement léger. On se surprend alors à admirer ses ressources insoupçonnées, sa constance et son énergie à défendre son territoire, même si bien sûr, on donnerait tout pour qu’il en ait été autrement...
6. Le doute
Du premier au dernier tour de valse, il est là. Compagnon de l’incrédulité du début, il se pare vite de craintes et de culpabilité, même «s’il ne faut pas».
Chercher les meilleures solutions et douter encore quand elles passent par de pieux mensonges, des trucs et des astuces, pour contourner une colère et une opposition stériles et destructrices.
Se rassurer par les résultats bénéfiques.
Douter, malgré les aides déployées et bienveillantes, malgré l’avis extérieur des professionnels de plus en plus sollicités, qu’on en soit bien arrivés au bout du bout et ressentir l’étau se resserrer.
Douter parce qu’il y a bien autre chose qu’un malade et sa maladie. Il y a une une personne aimée et une histoire. Il y a un sentiment de responsabilité face à des choix existentiels et des solutions telles qu’elles sont mûries et proposées à l’heure d'aujourd'hui.
Quand parfois la survenue d’un événement décisif vient balayer contre toute attente l’ensemble des doutes en cours, il y a cet instant de grâce où tout devient clair et prend un sens, ne laissant plus de place au moindre doute... au moins durant un temps...
Douter et continuer à chercher ensemble d’autres solutions.
Douter, avancer et changer les regards.
7. La tendresse
C’est peut-être parce qu’un jour on accepte qu’il ne puisse en être autrement, qu’émerge enfin cette immense tendresse. Même les insultes et les vilains mots qui inspiraient gêne et excuses glissent avec humour, inspirant des sourires de connivence avec ceux qui savent et qui comprennent.
Il y a ces mots doux qui reviennent les bons jours, ces bisous qu’on donne et qu’on reçoit, ces regards qui se croisent et qui s’attardent, ces petites manies qui amusent et cette peau toujours si douce.
Il y a ces plaisirs sucrés partagés, ces refrains fredonnés et ces animaux de compagnie qui délient les langues et les sourires...
Il y a tous ces petits riens qu’on redécouvre et suscite, des petits rien tendres et doux, comme autant de signes perceptibles de la vie qui continue malgré tout.
Dans cette valse à mille temps, s’il fallait n’en garder qu’un, ce sentiment de tendresse s’imposerait sans doute.
8. La colère
Contenue ou explosive, elle nous saisit là, au cœur et aux tripes.
A géométrie variable, elle peut s’en prendre à tout, l’injustice de la maladie, les insuffisances du système, celles et ceux qui ne comprennent pas, les soignants débordés ou non formés, sans oublier sa propre famille et soi-même.
Elle rime tout autant avec désaccord et déception, qu’avec souffrance et impuissance personnelles.
Soulageantes mais stériles à chaud, puissent nos colères devenir constructives et salutaires à froid, forces de propositions et de changements.
Puisse un jour Alzheimer ne plus laisser de place pour la colère.
9. L’amour
On se demande s’il durera toujours.
Comment pourra-t-on s’aimer encore quand tout deviendra si différent et sera, du moins on le redoute, inéluctablement émietté ?
Où trouvera-t-on cette force qui semble réserver aux autres ?
C’est bien là qu’opère la magie de ce sentiment si particulier. Recalant ses billes entre le meilleur et le pire, s’adaptant pour repartir autrement et de plus belle, il se cultive encore. Il résiste alors au delà de la maladie pour poursuivre une véritable aventure et continuer à donner un sens à nos vies.
Un amour étonnant, inconditionnel et sans mémoire.
10. La reconnaissance
Elle nous submerge, et perdure à l’heure des bilans. A domicile puis en structure d’accueil et en Ehpad (CHSLD au Québec), comment ne pas ressentir une immense gratitude quand ce qui devenait impossible retrouve sa place, au moins un temps durant. Il y a ces impasses qui n’en sont plus grâce aux conseils réfléchis de celles et ceux qui apportent une expérience et un savoir faire. Il y a celles et ceux qui parlent de prendre du recul et qui nous le permettent, celles et ceux qui donnent de leur temps et de leur énergie pour poursuivre cette aventure hors du commun.
Même toi maman, asociale notoire, tu savais reconnaître dans tes bons jours combien nous devions à toutes celles et ceux qui ont contribué à avancer au mieux dans cette drôle de vie. Tu savais trouver les mots et les gestes qui effaçaient nos doutes... une reconnaissance du cœur qui ne trompe pas, ce qui est juste énorme quand toutes les autres formes de reconnaissance se sont envolées sous l’emprise de ce symptôme si complexe nommé «anosognosie».
Stéphanie Petit est l'auteure du livre Un amour sans mémoire, publié par Mon Petit Éditeur.
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